Jules Vallès fut l’un des rares à s’opposer à la conquête militaire de l’Indochine promue par
« [Jules] Ferry le Tonkinois », dénonçant dans cette expédition une criminelle opération de rapine qui visait également à faire diversion auprès de l’ennemi de l’intérieur, le peuple, qu’il fallait à tout prix contenir et empêcher d’ébranler les structures économiques et sociales. « Il n’y a pas de question sociale ? » s’indignait Vallès face à Gambetta ? « Comment ?! Il n’y en a pas d’autre ! »
Voir les conférences de Henri Guillemin : La Commune (vidéo / mp3), L’autre avant-guerre : 1871-1914 (vidéo / mp3), Jules Vallès (vidéo / mp3)

Le Cri du Peuple, novembre 1883
C’est fait!
Campenon [partisan de la campagne du Tonkin] a étalé à la tribune sa culotte de peau, Paul Bert [soutien de la politique colonialiste] a avancé sa tête de Rodin laïque, et la vivisection humaine va commencer.
Dans la gangue d’un ordre du jour, on va visser le pioupiou français qui, comme le chinois qu’on le force de saigner, aura la face mangée par les mouches, la cervelle cuite au soleil.
Et pourquoi la font-ils cette guerre?
C’est que toute la Plaine ouvre le bec et tend les pattes, c’est qu’il arrive de tous côtés des cousins pauvres qui demandent l’aumône. Il faut caser les incapables et les fainéants, il faut leur faire gagner collet d’argent et gages d’or. Et dame! On gagne gros à fournir des bidons percés ou des conserves pourries, des uniformes en amadou et des souliers en carton.
C’est le sang du troupier qui paiera tout ça! Il sera grignoté, rongé, dévoré par les sauterelles de toutes les intendances et de tous les Etats-Majors.
Embrasse ta mère sur les deux joues, avant de partir et laisse à ta payse, qui va pleurer tous les larmes de ses yeux, un souvenir point trop fragile, car, qui sait quand tu reviendras, petit Dumanet [type de troupier un peu ridicule mis à mal par les chansonniers de l’époque].
Ils ont parlé toute la sainte journée d’honneur et de gloire, vieux habits, vieux galons!
Le Ferry a enlevé l’affaire en disant qu’il fallait aller au Tonkin pour assurer le pain de nos enfants, – il ose parler de pain, ce farinier du siège, ce brasseur de miches en crottin!
Le pain de tes enfants tourlourou! Mais tu n’auras jamais d’enfants, tu n’auras jamais de famille, tu pourras violer les femmes au bord du fleuve jaune, où sont les cormorans et les poissons écaillés de vert. Tu te feras payer du chien au ricin dans les bateaux de fleur, voilà tout, et tu reviendras gangrené de vices et avec la peste dans le sang!
Car si tu n’y laisse pas tes os, tu deviendras, pour sûr, un soudard ignoble, et le gage laissé à ta bonne amie sera encore frais, dans la boite de treize sous où elle cache ses reliques, que depuis longtemps tu l’auras oubliée pour quelque fille Elisa qui te consacrera ses sorties – et son pognon.
Et ce sera pire encore peut-être si tu es capable de ne pas tourner au traîneur de sabre et au licheur d’absinthe, sans être capable pour cela de tourner au révolté.
Tu auras pris le pli de la caserne, le respect du mot d’ordre, l’habitude d’obéir, sans un mot ni un geste, à tout signal commandant la manœuvre ou l’assassinat.
C’est là-dessus qu’ils comptent! Ils veulent te dresser à ruer; ils veulent avoir en toi une mitrailleuse vivante, dont, à leur moment, ils tourneront la manivelle!
A moins que gardant dans ton cœur, fils de paysan, l’amour profond du sol natal, tu ne prennes la haine de ceux qui t’ont emporté si loin de ta charrue et de tes grands bœufs, et que tu fasses comme ceux du 88ème – que tu ne mâches une balle pour les Lecomte de ce temps là.